
Avant de lire la préface de Denis Taillandier, je n’avais pas vraiment conscience de l’absence de science-fiction japonaise au format roman / nouvelles (ou littérature, pour réutiliser son terme) puisque je suis une grosse lectrice de manga. Spontanément, j’associe beaucoup le Japon à la science-fiction car ce pays a produit des œuvres majeures et l’un de mes mangas favoris (Psycho-Pass) en fait d’ailleurs partie. Première surprise pour moi, donc.
La seconde fut d’apprendre le terme « real fiction », genre littéraire auquel appartient la production de science-fiction japonaise. Il s’agit d’écrire sur le réel qui est appréhendé comme différentes réalités possibles (sans doute en fonction du point de vue duquel on se place ?). On est, selon les explications données, dans le registre de la restitution. Voyons ensemble de quelle façon cela se manifeste.
(J’en profite pour remercier de tout cœur Célinedanaë qui m’a offert ce recueil ♥)
La machine à indifférence – Project Itoh
Traduction par Tony Sanchez
Cette première nouvelle donne son titre au recueil. Elle prend place dans un contexte de guerre civile sur le continent africain. On y suit un enfant soldat qui se retrouve brutalement éjecté de l’armée car le conflit qui opposait deux peuplades prend fin. La décision vient du gouvernement, des politiciens, mais lui ne la comprend pas. Comment peut-il, du jour au lendemain, arrêter de haïr les Hoas pour ce qu’ils ont fait à sa famille ? Comment pourrait-il vivre avec eux ?
Des scientifiques européens ont peut-être la réponse avec une reprogrammation neuronale possible grâce à cette fameuse machine à indifférence. S’ils parviennent à modifier son schéma mental pour qu’il ne soit plus capable de distinguer les Hoas des autres, alors cela arrêtera forcément la haine, n’est-ce pas ?
Cette nouvelle possède un ton assez cru et brasse énormément de thématiques. La première est celle de l’origine de la haine et de la manière dont on peut vivre avec elle. Comment la dépasser ? Le peut-on seulement ? Elle montre aussi la façon dont les pays européens ou américains interviennent pour régler des conflits qui ne les regardent pas après avoir contribué à armer l’une ou l’autre faction, pour ensuite se retirer en laissant les gens sur place dans la détresse. Ce texte est d’une rare violence autant physique que psychologique mais aussi, hélas, d’une grande actualité.
Sa réussite vient pour moi du personnage principal. La narration à la première personne permet de se plonger dans sa psyché, de voir se construire les schémas comportementaux problématiques, de comprendre à quel point il est irrémédiablement détruit. Un coup de maître !
Les anges de Johannesburg de Yusuke Miyauchi
Traduction par Denis Taillandier
La nouvelle prend place en Afrique du Sud. On y rencontre Steve, un jeune garçon Noir, qui vit avec Shelly, une jeune fille Blanche, dans un étrange immeuble qui résiste aux bombardements et dont, tous les jours, pendant quarante-cinq minutes, tombent des gynoïdes.
Le texte se concentre d’abord beaucoup sur Steve, son quotidien, ce à quoi il doit consentir pour survivre. L’élément science-fictif au sujet de la gynoïde qui semble appeler à l’aide intervient assez tard dans la nouvelle et est prétexte à un changement de point de vue dans la narration. Pour une raison mystérieuse, cette gynoïde en particulier est dotée d’une forme de conscience ce qui ne l’empêche pas de devoir se jeter du toit tous les soirs, dans une sorte de crash-test morbide.
Ça aurait pu être un texte percutant mais je trouve qu’il manquait de clarté, déjà dans son déroulement. Il y a plusieurs scènes que je n’ai tout simplement pas comprises comme la raison pour laquelle le programmeur informatique trahit Steve et ses amis pour les envoyer se faire tuer ni comment Steve devient ce qu’il est une trentaine d’années plus tard, ni même le sens de la scène finale. J’espérais que les dernières lignes éclaireraient tout ça mais Les anges de Johannesburg restera un texte trop nébuleux pour moi, à côté duquel je suis malheureusement passée.
Bullet – Toh EnJoe
Traduction par Denis Taillandier
Ce texte est écrit sous la forme d’un témoignage, celui de Richard qui parle de Rita. Rita, c’est une adolescente (si j’ai bien compris les indices) qui a tendance à tirer sur tout ce qui bouge dans le périmètre de sa maison. James, le meilleur ami de Richard, est amoureux de Rita et a une étrange théorie à son sujet : elle aurait une balle dans la tête, une balle qui viendrait du futur… Et cela expliquerait sa bizarrerie.
Pour la première fois depuis le début du recueil, je retrouve quelque chose de japonisant dans ce texte par son aspect absurde et surréaliste. Les personnages réagissent plutôt bien face aux évènements incompréhensibles et on comprend en arrivant à la fin que des parties entières des États-Unis semblent se perdre dans l’espace-temps, au point de disparaître. Même ces trois amis se retrouvent séparés et ils l’appréhendent avec une résignation, une résilience même, impressionnante.
J’ai conscience que pour toute personne n’ayant pas lu la vingtaine de pages qui compose cette nouvelle, mes propos paraissent au mieux nébuleux, au pire franchement incompréhensible. J’avoue que moi-même, je ne sais pas trop ce que j’ai lu en réalité ni ce que ça raconte vraiment, ni même le message que l’auteur a voulu aborder. Bullet restera donc un mystère ! Mais un chouette mystère dans lequel j’ai pris plaisir à me plonger.
Battle Loyale – Taiyo Fujii
Traduction par Denis Taillandier
Cette nouvelle se passe en Chine, dans une société qui créé des jeux-vidéos. Le personnage principal (dont le prénom m’échappe à l’heure où j’écris ces lignes) est un ancien soldat qui a participé à une guerre contre une certaine peuplade. Dans sa jeunesse, il possédait un téléphone où était préinstallé une application de jeu qui invitait les gens à cibler et tuer des terroristes. Il ne se doutait pas que ce jeu était en fait bien réel…
J’ai lu cette nouvelle en diagonale parce qu’elle a vite fait de profondément m’ennuyer. Au départ j’étais intriguée par cette histoire de jeu mais j’ai rapidement compris où ça nous menait, sans compter que le ton d’ensemble sonnait assez faux genre mauvais film d’espionnage de série Z. Je suis restée complètement hermétique à ce texte donc je l’ai sûrement mal compris, raison pour laquelle je préfère ne pas m’attarder dessus.
La fille en lambeaux – Hirotaka Tobi
Traduction par Tony Sanchez
La fille en lambeaux est un étrange programme informatique auquel on accède presque par accident sur le net. Il permet de parler à un avatar et même d’interagir avec elle. La créatrice de ce programme s’appelle Kei, c’est une femme physiquement hideuse mais terriblement intelligente. Elle rejoint un groupe de chercheurs qui essaie de mettre au point le voyage numérique, le concept consistant à créer un avatar d’une personne à partir de tout ce qui fait sa personnalité, de lui permettre de vivre une expérience comme dans un jeu puis de télécharger ses souvenirs dans l’humain.
Grosso modo, voilà de quoi parle ce texte. À l’instar de la nouvelle précédente, je suis complètement passée à côté ou ne l’ai tout simplement pas compris. Dés le départ, j’ai été mal à l’aise de la façon dont le personnage narrateur prénommée Anna décrit Kei ainsi que dans cette ambiguïté qui s’instaure dés les premières lignes dans leur relation. Si le retournement de situation est plutôt intéressant, le déroulement m’a ennuyée et j’ai eu du mal à aller jusqu’au bout. Dommage !
Quelques remarques après ma lecture :
La première remarque que je tiens à formuler est que je ne m’attendais pas du tout au contenu de ce que j’ai trouvé dans ce recueil. Pour moi, science-fiction spécifiquement japonaise implique des histoires qui se déroulent a minima au Japon. Hors, la majorité des personnages qu’on croise ou qu’on suit viennent d’autres pays et souvent même pas des pays d’Asie. Le Japon est présent en arrière plan, via un personnage secondaire, une société ou une invention, hormis dans la dernière nouvelle où c’est un peu plus clair. Je ne dis pas que les auteurices japonais·es ne peuvent pas écrire des histoires qui se passent ailleurs, comprenons-nous ! Simplement, je m’attendais à autre chose.
La seconde est que le recueil devient de plus en plus cryptique, frustrant et insatisfaisant à mesure qu’on avance dans sa lecture. Si la première nouvelle est selon moi d’une grande qualité, les suivantes vont en dégringolant, du moins à mon goût, ce qui est assez dommage.
La troisième est dernière est que ce recueil ne contient que des auteurs masculins. J’ai du mal à croire qu’il n’existe aucune femme autrice au Japon qui écrive de la science-fiction et je trouve dommage qu’elles ne soient pas représentées au sein de cet ouvrage. Je ne veux pas tout réduire à une question de genre et je sais que le Japon souffre de graves problèmes en matière de sexisme, toutefois cette masculinité est plutôt dommage.
La conclusion de l’ombre :
Si le recueil commençait très bien, il a perdu en intérêt au fil de ma découverte. Je ne regrette pourtant pas de m’y être penchée car j’ai pu m’essayer à la lecture de science-fiction nippone et apprendre le principe de real fiction.
D’autres avis : Au pays des cave trolls – Le nocher des livres – Outrelivres – Les chroniques du Chroniqueur – Un papillon dans la Lune – vous ?

S4F3 : Lecture n°3
Informations éditoriales :
La machine à indifférence et autres nouvelles. Auteurs et traducteurs précisés sous chaque nouvelle. Éditeur : Atelier akatombo. Prix : 19 euros.