Ou ce que vous voudrez – Jo Walton

Voilà typiquement un roman difficile à décrire sans gâcher le plaisir de la découverte. Un roman osé qui se promène à la frontière des genres mais aussi des typologies narratives, réussissant à mettre parfaitement en scène un procédé dont je n’avais fait que rêver dans mon mémoire de création. J’ai lu le peu de chronique qu’il existe à ce jour au sujet de ce titre et plusieurs éléments ressortent toujours : la déclaration d’amour à Florence et à Shakespeare. C’est vrai qu’on ne peut pas le nier mais ce n’est pas ce que je retiendrais le plus dans ce livre. Avec Ou ce que vous voudrez, Jo Walton signe un roman ambitieux et touchant dans lequel j’ai pourtant eu du mal à rentrer au départ. Voyons cela plus en détail…

De quoi ça parle ?
Sylvia est autrice depuis plusieurs décennies et rencontre un certain succès dans les genres de l’imaginaire. Quand l’histoire commence en 2018, elle a 73 ans et se trouve en Italie, à Florence, où elle compte écrire une nouvelle œuvre avec Son aide. Le S majuscule n’est pas tellement là pour désigner une divinité ou Dieu même s’Il a pu l’être en fiction. Non, c’est pour l’appeler « Lui », le Narrateur, un étrange personnage qui vit dans la tête de Sylvia depuis son enfance et qui l’a aidée tout au long de sa vie à surmonter les épreuves qui se présentaient sur sa route. Le problème c’est qu’avec la mort qui approche, Il risque de disparaître avec Sylvia, sauf s’il réussit à exécuter son plan…

Une narration complexe.
Jo Walton ne se « contente » pas de raconter une histoire linéaire ni même d’alterner des chapitres entre le passé et le présent. Elle commence avec Lui qui parle de sa propre existence mais aussi de la vie de Sylvia, cette fameuse autrice en qui il vit. Logiquement, les deux sont indissociables ! Les chapitres où il s’exprime sont prétextes à de nombreuses digressions sur Florence, son histoire, diverses anecdotes artistiques, historiques ou architecturales, sans parler des réflexions plus ou moins pertinentes sur divers sujets. Bref : c’est un peu fouillis, un peu brut et limite brouillon d’autant que Lui fait aussi partie de la seconde trame narrative, celle qu’on pourrait rassembler sous le qualificatif de « fiction ». Cette seconde trame se déroule à Florence, dans diverses déclinaisons temporelles et fictives, si bien que des personnages de la Renaissance de notre monde en croisent d’autres du dix-neuvième siècle au sein d’une Florence alternative renommée Thalia, des personnages qui semblent envoyés là-bas par les dieux, mais pour quelle raison exactement ? D’autant que les dieux ne sont plus censés pouvoir intervenir dans cet univers-là…

Peut-être vous ai-je déjà perdu·e à ce stade comme je l’ai moi-même été. J’ai eu du mal à rentrer dans ce roman car je n’en ai pas tout de suite compris la portée. Si je voyais bien l’esquisse presque sous forme de laboratoire littéraire du concept de Jo Walton, j’avais du mal à y accrocher, à m’y intéresser, à recouper les très nombreuses références littéraires entre elles à l’exception des plus évidentes comme par exemple Shakespeare (et encore je n’avais pas tout). Bref, je ne rentrais pas dedans et si je n’avais pas rencontré l’autrice peu de temps avant, si elle ne m’avait pas fait une si forte impression et si je n’avais pas eu profondément envie d’aimer ce livre, je l’aurais abandonné comme bien d’autres auparavant avant d’arriver à la fin. Et ç’aurait été dommage car Ou ce que vous voudrez a beaucoup à offrir si on accepte de s’accrocher un peu.

Une méditation sur la réalité et la fiction.
C’est ce qu’annonce la quatrième de couverture et pour une fois, celle-ci ne ment pas ni n’enjolive le contenu. Il s’agit bien d’une réflexion sur le concept même de réalité, sur la manière de créer une fiction, sur comment la fiction altère la réalité et vice versa. Il s’agit aussi de parler de l’acte d’écriture, de la figure de l’auteur·ice au sens large et du rôle que peut avoir le lectorat, l’incidence aussi que peut avoir nos lectures sur nous, bref le cercle vertueux de la culture qui se nourrit (d’)elle-même.

Tout cela, Lui en parle en partageant ses remarques sur sa propre existence de personnage fictif qui a rempli bien des rôles au fil de la trentaine de romans publiés par Sylvia mais aussi en racontant l’histoire personnelle de Sylvia, une histoire à la fois douloureuse et pleine d’espoir, un drame ordinaire comme celui qu’on retrouve dans de nombreuses existences, qui invite aussi le lecteur à réfléchir sur les intrications entre vie personnelle et vie créative.

À mon goût, ces parties sont assez inégales et manquent de rythme, du moins dans la première moitié du roman. J’ai peiné à y parvenir pour ensuite dévorer les 150 dernières pages, curieuse, fébrile, alors que tout prend soudain plus d’ampleur que ce soit dans la Florence de 2018 ou à Thalia. Cela n’a pas empêché l’autrice de susciter beaucoup d’émotions en moi en tant que lectrice mais aussi autrice quoi que bloquée depuis un moment face à la page noire de mon Word (oui j’écris en mode sombre). Jo Walton m’a invité à réfléchir, à faire un travail sur moi et ce, sans même le dire aussi clairement. C’est un livre que je ne vais pas réduire à « j’ai aimé ». C’est un livre que je vais plutôt qualifier d’important, il a quelque chose à dire sur la littérature de fiction qui fera date dans l’histoire littéraire. Il n’est pas surprenant que Jo Walton soit amie avec Ada Palmer puisqu’elles sont toutes les deux faites du même bois : celui fait pour passer à la postérité. Et qu’elles ont toutes les deux laissé sur moi une marque indélébile.

La conclusion de l’ombre : 
Ou ce que vous voudrez est un roman étrange qui ne ressemble à aucun autre où la réalité se mêle à la fiction, où diverses époques réelles croisent des fictives, où un personnage récurrent, sorte d’ami imaginaire d’une autrice, tente désespérément de survivre à la mort prochaine de celle-ci. C’est un roman parfois difficile à suivre qui transgresse les codes narratifs comme ceux des genres, ce qui le rend parfois lent et longuet mais c’est un roman qui a de belles réflexions à partager sur la littérature de l’imaginaire et tout ce qui tourne autour. C’est le genre de texte qui va au-delà du simple j’ai aimé / je n’ai pas aimé. Il a laissé sa marque sur moi et je suis ravie d’avoir persévéré dans ma lecture.

D’autres avis : Dragon galactiqueNevertwhereAu pays des cave trolls – vous ?

D’autres romans de l’autrice chroniqués sur le blog : Les griffes et les crocs

Informations éditoriales :
Ou ce que vous voudrez de Jo Walton. Traduction par Florence Dolisi. Publié en français par Denoël dans sa collection Lunes d’Encre. Illustration de couverture : Aurélien Police. Prix au format papier : 23 euros.

Les griffes et les crocs – Jo Walton

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Les griffes et les crocs est un roman de fantasy écrit par l’autrice britannique Jo Walton. Publié au format poche chez Folio SF, vous trouverez ce texte partout en librairie au prix de 8.60 euros.

De quoi ça parle ?
Le dragon Bon Agornin a eu une longue vie mais est sur le point de décéder. Toute sa famille se réunit alors pour consommer son cadavre, comme le veut la tradition des dragons. C’est le point de départ de diverses intrigues familiales…

La figure du dragon en fantasy
Je me rappelle avoir rendu un travail sur le sujet pendant mes études universitaires, afin de clôturer mon bachelier (licence pour vous en France) et entrer en master. J’avais alors lu plusieurs ouvrages mettant en scène des dragons, soit en tant que personnage principal, soit en tant que créature issue d’un bestiaire, parfois doué de parole, parfois non. Pourtant, je n’avais jamais eu l’occasion d’en lire un comme celui-ci… Car si le roman L’aube des Aspects (dans l’univers de World of Warcraft) avait aussi des dragons très présents en tant que narrateurs, si quelques autres titres ont pu leur laisser la part belle au fil des années (je pense par exemple au roman le Prieuré de l’oranger, à la saga des Ravens ou encore au manga Jeune dragon recherche appartement ou donjon), aucun ne les a jamais placé dans une société inspiré de l’Angleterre victorienne. Du moins, pas à ma connaissance.

C’est la grande originalité du roman… Et même la seule, si on se veut un peu honnête.

En effet, dans les griffes et les crocs, le lecteur rencontre une famille de dragon, les Agornin, autour du corps de leur père récemment décédé. La tradition veut que le corps du dragon soit dévoré par sa famille car la chair de dragon permet de grandir et de gagner en puissance. Chaque bout de chair se voit donc âprement négocié et ce malgré le testament de Bon qui souhaitait privilégier ses enfants pas encore installés dans la vie, ce qui est logique car il a pu aider les deux autres de son vivant. Hélas, son beau-fils Daverak ne l’entend pas de cette oreille… La narration va ensuite suivre le destin de chacun des enfants : les deux déjà installés et les trois qui entrent à peine dans la « vraie vie ». L’alternance des points de vue permet des chapitres courts, dynamiques, mais aussi de toucher à divers aspects de ce monde.

Ce monde, bien entendu, dispose d’une religion officielle qui remplace une plus ancienne, presque la même à l’exception de certains détails (ce qui m’évoque l’opposition protestantisme / catholicisme). Il a aussi ses règles très strictes, ses distinctions de classe, l’importance du mariage pour les femelles qui n’ont finalement que cela dans la vie ou presque, la manière dont on juge chaque acte, chaque parole, bref la bienséance dans son ensemble, sans parler de la condition des serviteurs… Des thèmes très vastes qu’on peut aisément lier à notre propre Histoire.

Un peu de poudre aux yeux : Downtown Abbey version dragon.
Si ce roman avait eu des humains comme protagonistes, on aurait pu le ranger dans un coin et aisément l’oublier. L’intrigue, en effet, tourne principalement autour de cette famille, de ses petits drames et cela vaut n’importe quelle bonne série anglaise, qu’elle soit littéraire ou télévisuelle. J’ai lu des comparaisons avec Jane Austen (une autrice que je n’ai pas encore découvert), d’autres avec Downtown Abbey et c’est cette dernière série à laquelle j’ai spontanément pensé tout au long de ma lecture.

Pourtant, transposer les codes de ces romans / séries victorien/nes dans une société de dragons fonctionne plus qu’on ne pourrait le croire, donnant ainsi un page-turner efficace. C’est vrai qu’on pourrait tiquer sur certains éléments comme la taille des villes et des infrastructures nécessaires à accueillir des reptiles de cette ampleur qui n’est jamais clairement explicitée puisque la narration se place d’un point de vue draconique et donc de la norme en cours au sein de la diégèse. Ou encore la raison qui pousse des créatures se déplaçant en volant à porter uniquement des chapeaux… Ces quelques éléments curieux prêtent à sourire, s’éloignant délicieusement de nos habitudes en matière de représentation des dragons et participent, finalement, à l’impression agréable qui se dégage de l’ensemble.

La conclusion de l’ombre :
Les griffes et les crocs est un one-shot de fantasy qui raconte l’histoire de la famille Agornin, des dragons qui évoluent au sein d’une pseudo société victorienne aux codes sociaux et politiques rigides. Jo Walton tisse sous les yeux de son lecteur une intrigue familiale et le fait d’utiliser uniquement des dragons comme protagonistes est la grande force de ce texte (la seule vraie originalité même) dont on tourne les pages sans même s’en rendre compte. Une réussite !

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