Thomas le Rimeur – Ellen Kushner

Voilà bien des mois que ce roman patiente dans ma PàL et que je le gardais pour une urgence, un besoin de lire quelque chose de très bon avec certitude. Pas de chance, la magie n’a pas opéré même si, en fait, ce texte est plutôt bon dans son genre. Il ne correspond malheureusement plus à ce que j’aime lire et le nom / le talent de l’autrice n’y aura rien changé – au contraire de ce que j’espérais.

Thomas le Rimeur est la réécriture d’une ancienne ballade écossaise qui raconte comment le barde Thomas s’est retrouvé enlevé par la Reine des Elfes et a passé sept années dans son royaume avant de revenir parmi les mortels. Ellen Kushner se réapproprie l’histoire en la divisant en quatre parties, chacune racontée par un personnage différent : d’abord Gavin, le paysan qui offre son hospitalité au barde. On apprend ainsi à connaître Thomas par le prisme de son regard et de ses considérations très terre à terre. La dynamique qui s’installe entre Gavin, sa femme Meg et Thomas est vraiment plaisante car on voit se former une famille de substitution. Thomas fait des aller-et-venues entre cette campagne profonde et les grandes villes, il revient chez ces gens simples pour se ressourcer et j’ai vraiment apprécié toute cette mise en place habile qui dure quand même une centaine de pages. Il faut tout ce temps pour voir apparaître la fameuse Reine des Elfes…

C’est l’occasion pour la narration de changer et de passer du point de vue de Thomas qui va décrire par le menu les merveilles du monde elfique (ce qui est profondément… ennuyeux en fait parce que Thomas est un homme que je trouve désagréable et pour lequel je n’ai aucune empathie). L’histoire le quitte quand il revient dans le monde des humains et que ses pas le mènent naturellement chez Gavin sauf que cette fois, c’est Meg qui raconte, témoin féminin pour avoir un autre point de vue sur la relation entre Thomas et Elspeth, interrompue brutalement par son « enlèvement » sept ans plus tôt. Thomas revient changé et le monde a continué à tourner sans lui… Il doit donc réapprendre les bases et surtout, le mensonge car la Reine des Elfes lui a offert un dernier cadeau : celui de voir l’avenir et de ne pas pouvoir mentir quand on lui pose une question. Cela ne facilite pas la vie… C’est ensuite Elspeth qui clôture le bal pour conter les derniers jours du Rimeur.

Ce qui me marquera le plus dans ce roman, c’est la musicalité du texte et le jeu avec la langue. Je ne peux que saluer bien bas le travail de la traductrice, Béatrice Vierne, qui a dû s’arracher les cheveux pour réussir à rendre dans notre langue ce style incroyable. Non seulement les textes composés par Thomas sont très beaux mais le niveau / le style de langage s’adapte aussi au personnage qui parle puisque la narration est toujours à la première personne, ce qui contribue à les rendre vivaces, crédibles.

Malheureusement, si le texte commençait très bien avec Gavin comme narrateur, il est devenu lassant en passant à Thomas (j’ai fini par lire sa partie en diagonale) avant de redevenir intéressant avec Meg pour redevenir lassant avec Elspeth… En effet, le personnage de Thomas a une aura particulière : beau parleur, doué pour les rimes et les mots, on ne sait pas exactement quand il affabule ou quand il dit la vérité. J’aurais aimé que le doute persiste au lieu d’avoir le détail de son voyage chez les Elfes car être plongée dans sa psyché n’était pas vraiment plaisant. Il y a quelques années, sa personnalité m’aurait probablement séduite mais plus aujourd’hui.

Pourtant, j’ai quand même eu envie d’aller au bout. Sans doute parce qu’Ellen Kushner est une de mes autrices favorites. Malheureusement, Thomas le Rimeur n’a pas l’envergure des Trémontaines et j’en suis la première navrée. Si vous aimez le merveilleux et la mythologie celtique, je vous encourage toutefois à vous tourner vers ce roman parce qu’il a tout pour vous plaire.

La conclusion de l’ombre :
Thomas le Rimeur est la réécriture d’une légende écossaise qui raconte comment le barde Thomas a succombé aux charmes de la Reine des Elfes et a ensuite passé sept ans dans son pays. Divisé en quatre parties, le roman montre différents points de vue, dont celui de Thomas ce qui gache malheureusement l’aura du personnage. Si la langue et la musicalité du texte sont d’une exceptionnelle qualité, je n’ai pas réussi à l’apprécier sur un plan personnel car ce n’est simplement plus ce qui me parle et j’en suis la première attristée. Quoi qu’il en soit, ce texte se destine aux lecteur·ices·x qui aiment les légendes celtiques et qui cherchent une plume enchanteresse.

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Informations éditoriales :
Thomas le Rimeur par Ellen Kushner. Traduction par Béatrice Vierne. Éditeur : ActuSF / Helios au format poche. Illustration de couverture : Zariel. Prix : 9.90 euros.

Sorcière des ombres – Pascaline Nolot

Sorcière des ombres est le nouveau roman fantastique / ado de l’autrice française Pascaline Nolot. Publié chez Gulf Stream dans sa collection Échos, le titre est prévu pour le 9 février… 2023 ! Il était en énorme avant première à Montreuil et j’en ai profité pour me le procurer puisque j’apprécie en général les textes de l’autrice ainsi que l’autrice elle-même. L’avant première est telle que le livre n’est actuellement pas sur le site de l’éditeur, c’est vous dire… Quant à la couverture, on la trouve uniquement en mauvaise qualité à droite à gauche, je vous demande donc de m’excuser pour cela. Je reste un peu perplexe sur l’intérêt marketing d’une telle manœuvre mais ce n’est pas le sujet.

De quoi ça parle ?
Cassiopée est une adolescente de quatorze ans qui souffre de sa timidité. Pour la « soigner », ses parents décident de l’inscrire de force en stage de théâtre durant l’été, loin de chez elle, ce qui l’obligera à vivre chez son cousin. Une fois sur place, à Agonie, Cassiopée rejoint la troupe du théâtre du Serpent Vert et découvre l’existence d’une pièce maudite, la Sorcière du Rével, que ses compagnons de troupe ont très envie de monter…

Une héroïne timide.
J’ai beau réfléchir, je ne me rappelle pas avoir déjà lu un roman où le thème de la timidité est traité avec autant de justesse ou même traité tout court. Le plus souvent, on dit aux gens timides de « faire des efforts » ou on balance tout un tas de conseils type pensée positive du genre « quand on veut on peut ». Même quand on a conscience des difficultés rencontrées par les personnes timides, on a parfois du mal à comprendre réellement ce que recouvre la timidité, on adresse des remarques qui se veulent encourageantes mais n’aident en fait pas du tout. La lecture de ce roman m’a fait prendre conscience d’énormément de choses par rapport à ma propre attitude dans ces cas-là et ce qu’elle peut faire ressentir à autrui. Je dirais donc que la mission première du livre est accomplie et qu’il me semble très important de le faire lire au plus grand nombre de gens (surtout d’adolescents) possible.

Sans doute parce que l’autrice est elle-même une personne timide, la voix de Cassiopée sonne juste et m’a plus d’une fois poussée à m’interroger sur les situations vécues par la jeune adolescente. J’ai régulièrement été révoltée que ce soit par la façon dont les parents se positionnent sur le sujet, le discours qu’ils lui tiennent, la façon dont son professeur la rabaisse en se croyant intelligent ou même l’attitude de Lucile, l’ancienne meilleure amie de l’héroïne qui la rejette parce que sa timidité devient trop difficile à gérer pour elle. Je les ai tous trouvés très injustes envers la pauvre Cassiopée et vraiment peu compréhensifs, pourtant… Pourtant ces personnes ne pensent pas à mal. Elles essaient d’aider Cassiopée, elles ont peur pour elle, pour son avenir, parce que sa timidité dite maladive lui cause un véritable handicap social. L’enfer est pavé de bonnes intentions, me direz-vous… Et toute la mise en place du roman ne fait que le prouver.

La pression sociale autour de l’importance de bien s’exprimer est superbement mise en scène dans tous ses aspects et surtout, dans toute sa complexité. Le sujet est bien traité du début à la fin. J’avais un peu peur de la conclusion toutefois il ne s’agit pas de « guérir » cette timidité mais de l’accepter et d’apprendre à vivre avec comme d’autres traits de personnalité, une démarche que je trouve vraiment bonne. Il y a aussi une réflexion sur l’image de soi, sur l’image que la société nous fait développer de nous-même et sur la façon dont les gens peuvent se comporter comme des cons envers toute personne un peu en dehors de la norme.

C’est un roman que je trouve important rien que pour le traitement de ce thème mais ses qualités ne s’arrêtent pas ici. 

Cassiopée est une héroïne intéressante à suivre. J’ai parfois été lassée par ses introspections que je trouvais trop longues (à mon goût) et qui nuisaient (à mon goût, encore) au rythme du récit mais ça ne m’a pas empêché de ressentir beaucoup d’empathie pour elle, d’avoir envie de me mettre à sa place, à celle des autres aussi pour comprendre, réfléchir… C’était très intéressant comme expérience. De plus, la relation qu’elle développe d’abord avec la petite Zoé (qui m’a rappelé par certains aspects la fille de l’autrice, du moins ce qu’elle partage à son sujet sur Facebook, notamment ses réflexions amusantes et sa drôle de maturité) puis avec son cousin Clarence, un adolescent excentrique qui aime porter des redingotes et s’exprimer d’une façon soutenue, un peu comme s’il était le personnage d’une pièce. Je me suis beaucoup retrouvée en lui parce que j’ai eu une passe de ce genre aussi et ça m’a rappelé de chouettes souvenirs. Les dynamiques fonctionnent très bien et la cohérence du personnage est de mise jusqu’à la fin. Cassiopée est une adolescente qui a une personnalité très riche mais dissimulée derrière sa timidité. Elle-même a une piètre image de sa personne alors que ses actes spontanés nous montrent sa vraie valeur. Sans surprise, Pascaline Nolot parvient à se montrer subtile et percutante à la fois. 

Du théâtre et de la musique…
Ce n’est pas un secret : j’adore le théâtre, c’est un art qui me passionne et même si je ne monte plus sur scène pour diverses raisons, je l’ai fait pendant longtemps. Du coup, je suis ravie quand des auteur·ices que j’aime évoquent ce thème dans leurs livres. L’idée du stage m’a rappelé de bons souvenirs, les exercices proposés par le professeur sont amusants et donnent envie de les pratiquer en même temps que les protagonistes. Tout tourne autour d’une pièce dont on a droit à quelques extraits seulement alors que j’espérais la découvrir en entier dans des interchapitres. Cette pièce est maudite car lorsqu’elle a été jouée il y a trente ans, quelqu’un est mort et le traumatisme est resté chez les habitants d’Agonie. Ainsi, quand la troupe annonce qu’ils vont la rejouer, certains esprits s’emballent en prétendant que la sorcière du Rével va revenir et de fait, des évènements mystérieux, effrayants et même parfois violents se déroulent à mesure qu’avance cet été 2019. 

Des évènements dont l’explication se révèlera pour le moins… originale, tirant le roman dans une forme de fantasy pour brouiller la frontière des genres. J’ai été assez surprise par cette tournure, sans réussir à définir si j’ai apprécié ou non le twist car il semble sorti de nulle part et pourtant, une fois à la fin, j’ai été surprise de constater que tout s’emboîte parfaitement. Il reste pas mal de questions sans réponse concernant le Rével, ce qui donnera peut-être lieu à un autre roman dans cet univers, qui sait ? 

En plus du théâtre, la musique tient une part importante dans La sorcière des ombres car Cassiopée est fan d’un groupe de musique appelé GIRL (pour Ghost In Real Life) si bien que plusieurs extraits de paroles parcourent tout le texte, des paroles percutantes qui illustrent bien l’importance que peut avoir la musique dans la vie d’une personne. C’est également un élément qui m’a fait me sentir proche de Cassiopée. 

La conclusion de l’ombre
Sorcière des ombres est un thriller fantastique à destination d’un public adolescent plutôt efficace dans l’ensemble. Le roman met en scène une héroïne très timide et traite du sujet avec beaucoup de justesse, ce qui ne surprendra personne ayant déjà croisé la route de Pascaline Nolot. Cassiopée devra dépasser ses difficultés pour participer au stage de théâtre mais surtout, découvrir ce qui se cache derrière la malédiction de la pièce La Sorcière du Rével. Si le texte souffre à mon goût de quelques longueurs dues aux introspections de Cassiopée qui prend souvent le lecteur par la main pour tout expliciter (ce qui est cohérent vu le public cible) je l’ai trouvé important pour les thématiques abordées, intéressant dans ses idées et bien mené dans l’ensemble. Un roman fort recommandable !

D’autres avis : sûrement en février 2023…

Les autres romans de Pascaline Nolot sur le blog : Les orphelins du sommeilles larmes de l’araignéeRouge.

Informations éditoriales :
La sorcière des ombres par Pascaline Nolot. Éditeur : Gulfstream dans sa collection Échos. Couverture par Jessica Heran. Prix au format papier : 18,90 euros. 

Ou ce que vous voudrez – Jo Walton

Voilà typiquement un roman difficile à décrire sans gâcher le plaisir de la découverte. Un roman osé qui se promène à la frontière des genres mais aussi des typologies narratives, réussissant à mettre parfaitement en scène un procédé dont je n’avais fait que rêver dans mon mémoire de création. J’ai lu le peu de chronique qu’il existe à ce jour au sujet de ce titre et plusieurs éléments ressortent toujours : la déclaration d’amour à Florence et à Shakespeare. C’est vrai qu’on ne peut pas le nier mais ce n’est pas ce que je retiendrais le plus dans ce livre. Avec Ou ce que vous voudrez, Jo Walton signe un roman ambitieux et touchant dans lequel j’ai pourtant eu du mal à rentrer au départ. Voyons cela plus en détail…

De quoi ça parle ?
Sylvia est autrice depuis plusieurs décennies et rencontre un certain succès dans les genres de l’imaginaire. Quand l’histoire commence en 2018, elle a 73 ans et se trouve en Italie, à Florence, où elle compte écrire une nouvelle œuvre avec Son aide. Le S majuscule n’est pas tellement là pour désigner une divinité ou Dieu même s’Il a pu l’être en fiction. Non, c’est pour l’appeler « Lui », le Narrateur, un étrange personnage qui vit dans la tête de Sylvia depuis son enfance et qui l’a aidée tout au long de sa vie à surmonter les épreuves qui se présentaient sur sa route. Le problème c’est qu’avec la mort qui approche, Il risque de disparaître avec Sylvia, sauf s’il réussit à exécuter son plan…

Une narration complexe.
Jo Walton ne se « contente » pas de raconter une histoire linéaire ni même d’alterner des chapitres entre le passé et le présent. Elle commence avec Lui qui parle de sa propre existence mais aussi de la vie de Sylvia, cette fameuse autrice en qui il vit. Logiquement, les deux sont indissociables ! Les chapitres où il s’exprime sont prétextes à de nombreuses digressions sur Florence, son histoire, diverses anecdotes artistiques, historiques ou architecturales, sans parler des réflexions plus ou moins pertinentes sur divers sujets. Bref : c’est un peu fouillis, un peu brut et limite brouillon d’autant que Lui fait aussi partie de la seconde trame narrative, celle qu’on pourrait rassembler sous le qualificatif de « fiction ». Cette seconde trame se déroule à Florence, dans diverses déclinaisons temporelles et fictives, si bien que des personnages de la Renaissance de notre monde en croisent d’autres du dix-neuvième siècle au sein d’une Florence alternative renommée Thalia, des personnages qui semblent envoyés là-bas par les dieux, mais pour quelle raison exactement ? D’autant que les dieux ne sont plus censés pouvoir intervenir dans cet univers-là…

Peut-être vous ai-je déjà perdu·e à ce stade comme je l’ai moi-même été. J’ai eu du mal à rentrer dans ce roman car je n’en ai pas tout de suite compris la portée. Si je voyais bien l’esquisse presque sous forme de laboratoire littéraire du concept de Jo Walton, j’avais du mal à y accrocher, à m’y intéresser, à recouper les très nombreuses références littéraires entre elles à l’exception des plus évidentes comme par exemple Shakespeare (et encore je n’avais pas tout). Bref, je ne rentrais pas dedans et si je n’avais pas rencontré l’autrice peu de temps avant, si elle ne m’avait pas fait une si forte impression et si je n’avais pas eu profondément envie d’aimer ce livre, je l’aurais abandonné comme bien d’autres auparavant avant d’arriver à la fin. Et ç’aurait été dommage car Ou ce que vous voudrez a beaucoup à offrir si on accepte de s’accrocher un peu.

Une méditation sur la réalité et la fiction.
C’est ce qu’annonce la quatrième de couverture et pour une fois, celle-ci ne ment pas ni n’enjolive le contenu. Il s’agit bien d’une réflexion sur le concept même de réalité, sur la manière de créer une fiction, sur comment la fiction altère la réalité et vice versa. Il s’agit aussi de parler de l’acte d’écriture, de la figure de l’auteur·ice au sens large et du rôle que peut avoir le lectorat, l’incidence aussi que peut avoir nos lectures sur nous, bref le cercle vertueux de la culture qui se nourrit (d’)elle-même.

Tout cela, Lui en parle en partageant ses remarques sur sa propre existence de personnage fictif qui a rempli bien des rôles au fil de la trentaine de romans publiés par Sylvia mais aussi en racontant l’histoire personnelle de Sylvia, une histoire à la fois douloureuse et pleine d’espoir, un drame ordinaire comme celui qu’on retrouve dans de nombreuses existences, qui invite aussi le lecteur à réfléchir sur les intrications entre vie personnelle et vie créative.

À mon goût, ces parties sont assez inégales et manquent de rythme, du moins dans la première moitié du roman. J’ai peiné à y parvenir pour ensuite dévorer les 150 dernières pages, curieuse, fébrile, alors que tout prend soudain plus d’ampleur que ce soit dans la Florence de 2018 ou à Thalia. Cela n’a pas empêché l’autrice de susciter beaucoup d’émotions en moi en tant que lectrice mais aussi autrice quoi que bloquée depuis un moment face à la page noire de mon Word (oui j’écris en mode sombre). Jo Walton m’a invité à réfléchir, à faire un travail sur moi et ce, sans même le dire aussi clairement. C’est un livre que je ne vais pas réduire à « j’ai aimé ». C’est un livre que je vais plutôt qualifier d’important, il a quelque chose à dire sur la littérature de fiction qui fera date dans l’histoire littéraire. Il n’est pas surprenant que Jo Walton soit amie avec Ada Palmer puisqu’elles sont toutes les deux faites du même bois : celui fait pour passer à la postérité. Et qu’elles ont toutes les deux laissé sur moi une marque indélébile.

La conclusion de l’ombre : 
Ou ce que vous voudrez est un roman étrange qui ne ressemble à aucun autre où la réalité se mêle à la fiction, où diverses époques réelles croisent des fictives, où un personnage récurrent, sorte d’ami imaginaire d’une autrice, tente désespérément de survivre à la mort prochaine de celle-ci. C’est un roman parfois difficile à suivre qui transgresse les codes narratifs comme ceux des genres, ce qui le rend parfois lent et longuet mais c’est un roman qui a de belles réflexions à partager sur la littérature de l’imaginaire et tout ce qui tourne autour. C’est le genre de texte qui va au-delà du simple j’ai aimé / je n’ai pas aimé. Il a laissé sa marque sur moi et je suis ravie d’avoir persévéré dans ma lecture.

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Informations éditoriales :
Ou ce que vous voudrez de Jo Walton. Traduction par Florence Dolisi. Publié en français par Denoël dans sa collection Lunes d’Encre. Illustration de couverture : Aurélien Police. Prix au format papier : 23 euros.

L’Héritage de l’esprit-roi – Claire Krust

En juillet 2020, je rencontrais pour la première fois la plume de l’autrice française Claire Krust avec Les Neiges de l’éternel, un roman en cinq parties qui racontait la déchéance d’une famille aristocratique dans un Japon féodal fantasmé. J’en étais ressortie mitigée, appréciant sa manière de construire des personnages mais trouvant malheureusement certaines parties trop longuettes à mon goût, trop riches en description que je jugeais peu utiles (à mon goût tout personnel). Si je vous en parle c’est parce que le roman dont il est ici question se placerait (selon les dires de l’éditeur) au sein du même monde bien qu’il ne soit vraiment pas nécessaire d’avoir lu l’un pour découvrir l’autre puisqu’ils n’ont rien en commun hormis peut-être ce Japon féodal fantasmé et la présence d’esprits. Je me souvenais assez peu des Neiges de l’éternel et ça n’a pas été un problème du tout. Soyez donc rassurez et plongez avec moi dans la ville de l’esprit-roi !

De quoi ça parle ?
Shinya est l’onmyoji impérial, gardien de l’équilibre entre le monde des esprits et celui des humains. Quand quelqu’un lance une malédiction sur la fiancée de l’Empereur, c’est tout naturellement lui qu’on envoie enquêter pour débusquer le coupable. Sauf que cela va l’obliger à revisiter un passé qu’il pensait loin derrière lui…

Une riche galerie de personnages.
Même si la narration alterne parfois les points de vue, Shinya reste le protagoniste principal de cette histoire et a tout pour (me) plaire, rappelant que Claire Krust est très douée pour construire des personnages intéressants -c’était déjà son point fort dans les Neiges de l’éternel. J’ai adoré découvrir une première facette de lui lors d’un chapitre introductif qui visait à dépeindre le poids de sa fonction ainsi que de le présenter au lecteur à travers une courte aventure suite à laquelle il héritera d’un nouveau shiki : une femme prénommée Aï. La manière dont l’autrice amène tout cela m’a rappelé le début d’un shônen d’aventure, c’est une entrée en matière classique qui fonctionne bien quand c’est amené subtilement et c’est le cas ici car l’autrice ne tombe pas dans les pièges habituels du genre.

On découvre les personnages les uns après les autres, ils possèdent tous une forte caractérisation qui les rend encore plus vivants et crédibles tout en ne sortant pas le lecteur de shônen d’aventure de sa zone de confort. Il y a Shinya qui sera au coeur de l’intrigue mais aussi Aï, une fantôme qui désire avoir une descendance car elle a toute sa vie été éduquée dans cette optique (notez la subtile critique de la pression sociale subie par les femmes), Moryo, un esprit loup agressif aux pulsions sanglantes qui déteste Shinhya pour avoir tué sa femme même s’il le sert en tant que Shiki, Sayo qui est l’ennemie de Shinya et lui en veut pour avoir ravi le titre d’onmyoji impérial quoi qu’il avoue lui-même que son genre a été déterminant à le favoriser. Je n’évoquerais pas davantage de personnages pour ne pas gâcher les rebondissements de l’intrigue mais je trouve que ce petit échantillon montre déjà un bon aperçu de ce que Claire Krust réserve à son lectorat. Les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres sont aussi très intéressantes et réussies, d’autant qu’elles ne sont pas figées ni manichéennes : tout évolue sans arrêt et rien n’est jamais acquis.

Une narration plurielle à travers le temps.
Le lecteur suit donc Shinya entre les mondes (des humains et des esprits) mais aussi entre les époques car le récit est coupé par d’assez longs flashbacks dans son passé, provoqués par Aï, trop curieuse pour son propre bien qui profite des moments où l’onmyoji dort pour s’introduire dans son esprit. C’était une façon plutôt intelligente d’amener cela tout en le justifiant dans la diégèse du récit, je trouve ça positif que l’autrice ait pris le temps de le justifier au lieu de juste incorporer les passages au passé sans vraie raison narrative. J’ai beaucoup apprécié la découverte de ceux-ci ainsi que la façon dont évolue le personnage de Shinya depuis son enfance jusqu’au moment où on le rencontre mais leur longueur (en terme de quantité) m’ont sortie de l’intrigue principale, surtout que je n’ai pas pu lire le roman d’une traite (ce n’était pas l’envie qui m’en manquait, juste le temps). C’est le seul point négatif que j’aurais à relever car j’ai trouvé tout le reste très bon en terme de rythme et d’équilibre.

Une évolution manifeste de la part de l’autrice.
Dans les Neiges de l’éternel, je reprochais à l’autrice de trop se concentrer sur l’ambiance au détriment du rythme de son intrigue. Ce n’est pas le cas ici. Pour autant, les décors sont toujours importants au sein du roman et Claire Krust est très douée pour les décrire. La manière dont elle donne vie à la cité des esprits et à ses habitants est bluffante, son écriture a été très évocatrice pour moi, presque comme si elle avait dessiné tout cela et que j’avais pu le contempler de mes yeux. Peu d’auteurices me provoquent cet effet. Alors oui, le Japon dans et en dehors de l’imaginaire prend facilement vie dans mon esprit puisque je lis énormément de mangas mais ça n’enlève rien au tour de force d’autant qu’au contraire de son premier roman, l’intrigue est à la hauteur. Les éléments s’emboîtent très bien les uns avec les autres et la manière dont ça se termine est vraiment satisfaisante à mes yeux.

Claire Krust a écrit dans un roman tout ce que j’aime lire dans un bon manga, avec la même magie et la même maîtrise de l’esthétique, en se démarquant suffisamment avec ses personnages pour que ça me marque et en ajoutant une dose de noirceur suffisante pour que je tombe sous le charme. J’ai été complètement séduite et si j’ai lu le livre en numérique, je vais très certainement l’acheter en papier pour le faire rejoindre ma bibliothèque papier car c’est le genre d’ouvrage que j’ai envie de posséder.

Des thématiques modernes dans un Japon féodal.
Vous l’aurez compris, je ressors très enthousiaste de ma lecture qui, malgré son ancrage résolument dans le passé et ses protagonistes issus de la culture japonaise, parvient à aborder des thématiques très actuelles comme la manière dont sont traités les clandestins à la recherche de sécurité ou encore l’engorgement des grandes villes, sans parler du poids de la famille comme du passé sur nos choix de vie ou même de la place des femmes, à travers le personnage d’Aï mais aussi l’histoire de la sœur de Shinya. Cet écho m’a plu car l’autrice l’inclut très bien dans son récit, mettant sa réflexion et son engagement au service de son histoire plutôt que l’inverse. Il y a, au risque de me répéter, un très bel équilibre entre tous les ingrédients de ce fabuleux récit qui me font attendre avec impatience le prochain ouvrage de cette autrice.

La conclusion de l’ombre :
L’Héritage de l’esprit-roi est un roman qui prend place dans un Japon fantasmé où les esprits côtoient les humains. Pour cette raison, il existe une caste de magiciens appelée onmyoji qui permet de garder l’équilibre. Shinya est l’un d’eux, il représente l’empereur et est chargé de découvrir qui a maudit sa fiancée. Cette enquête va l’obliger à retourner dans la cité des esprits où il a passé de nombreuses années, permettant à l’autrice de mettre en scène des paysages somptueux dans une intrigue captivante qui tourne principalement autour du personnage de Shinya tout en proposant une galerie de protagonistes que je n’oublierais pas de si tôt. Hormis les passages dans le passé qui prenaient parfois le pas sur le récit actuel, je n’ai absolument rien à reprocher à ce livre que j’ai pris grand plaisir à découvrir. J’ai hâte de voir ce que l’autrice nous réservera pour ses prochains romans !

Je remercie Jérôme Vincent & ActuSF pour ce service presse numérique.

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Informations éditoriales :
L’Héritage de l’esprit-Roi de Claire Krust. Éditeur : ActuSF. Illustration de couverture : Zariel. Prix au format papier : 20.90 euros.

Noon du soleil noir – L. L. Kloetzer

Voilà un long moment que je ne me suis plus penchée sur de la bonne vieille fantasy et il peut paraître curieux que je me tourne pour cela vers un éditeur comme le Bélial qu’on reconnaît plus volontiers comme spécialiste en science-fiction. J’ai d’abord été attirée par la sublime couverture signée Nicolas Fructus avant de m’intéresser au résumé et de me dire que ouais, ça me bottait bien cette histoire. Allons-y !

De quoi ça parle ?
Le narrateur s’appelle Yors et raconte après coup sa rencontre avec un drôle de sorcier prénommé Noon du soleil noir, au service duquel Yors va entrer en espérant se faire un peu d’argent facile. Noon se rend dans cette grande cité pour ouvrir un commerce de magie et va tomber sur une drôle d’affaire impliquant un médaillon familial volé…

Sherlock Holmes version fantasy ?
Selon un bon nombre de chroniques tout comme l’éditeur, Noon du soleil noir est un hommage assumé au cycle des épées de Fritz Leiber. Je le crois bien volontiers. Le souci, c’est que je n’ai jamais lu ce cycle (qui a jeté un caillou ?!), il m’est donc impossible de dresser un parallèle entre les deux. Par contre, j’ai déjà lu quelques écrits de Sir Arthur Conan Doyle (et un peu trop re-re-re-regardé une certaine série avec un certain Benedict Cumberbatch…) donc le lien avec Sherlock Holmes me saute davantage aux yeux. Pas dans la période, évidemment, car on est bien ici dans de la fantasy dans une cité typée moyenâgeuse, mais bien dans la forme. En effet, l’histoire est écrite à la première personne, après l’action donc sous forme de mémoire ou de récit témoignage, du point de vue de Yors qui est en quelque sorte « l’assistant » de Noon, un sorcier mystérieux et d’une grande puissance. Le récit est celui d’une enquête menée tant bien que mal après que Noon ait refusé plusieurs affaires jugées inintéressantes… Vous voyez le lien ? En cela, la construction est plutôt classique en dehors des moments où Noon pratique la magie et où Yors sort du récit pour raconter des évènements qui se passent dans une autre cité très lointaine mais ont un lien avec l’enquête, ou encore pour nous mettre dans la tête de l’antagoniste sur place qui convoite ce médaillon.

Et c’est peut-être le seul reproche que j’ai à adresser au récit : ce sont ces passages qui cassent la narration si sympathique du mercenaire pour nous entrainer loin de son action, même si c’est nécessaire pour apporter certaines informations. J’aurais préféré une approche plus uniforme mais c’est mon côté un peu rigide…

Outre cet élément, je trouve que tout fonctionne bien dans Noon du soleil noir : les personnages sont attachants et mystérieux, l’intrigue se comprend facilement et ne manque pas de rythme ni d’intérêt, l’enquête se clôture sur elle-même si bien que, malgré l’annonce d’une « suite » j’ai le sentiment qu’on part sur des volumes indépendants ce qui est toujours une bonne chose selon moi et, petit bonus mais non des moindres : le livre est parsemé d’illustrations intérieures réalisées également par Nicolas Fructus, ce qui donne un relief supplémentaire à l’univers. Noon du soleil noir constitue donc un divertissement de très bonne facture. On en redemande !

La conclusion de l’ombre :
Noon du soleil noir est un roman de fantasy plaisant à découvrir avec un narrateur attachant, un sorcier intriguant et un petit côté Conan Doyle sur l’aspect narratif qui n’est pas pour me déplaire. L’univers esquissé ici est prometteur et référencé pour les vieux de la vieille de la fantasy, si j’en juge par ce qu’on en dit ailleurs. D’autres livres semblent prévus mais, si je comprends bien, avec des aventures indépendantes les unes des autres, ce qui est tout à fait appréciable. Je suis convaincue et je me réjouis donc de retourner aux côtés de Noon et Yors dans un proche avenir !

Merci à Erwann et au Bélial pour ce service presse.

S4F3 : 13e lecture.

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Informations éditoriales :
Noon du soleil noir par L. L. Kloetzer. Éditeur : le Bélial. Illustration de couverture (et intérieures) : Nicolas Fructus. Prix au format papier : 19.90 euros.

Le poids de la maille – Lancelot Sablon

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Mon premier contact avec Lancelot Sablon s’est fait via sa nouvelle dans l’anthologie Nouvelles du Front qui est, à mes yeux et avec celle d’A.D. Martel, la meilleure du recueil. J’ignorais tout de sa présence aux Imaginales et n’ai pas hésité un instant à aller à sa rencontre une fois que je l’appris, ce qui m’a permis d’atteindre mon objectif initial. Souvenez-vous, j’avais la volonté de découvrir de nouvelles structures et de nouvelles plumes….

Par la même occasion, je découvris une structure dont je ne savais rien : les éditions Loutre de Béryl. Il s’agit d’une maison d’édition à compte d’éditeur qui se targe de mêler Histoire, Mythologie et Imaginaire (les trois avec une majuscule !). Elle a été fondée par Lancelot Sablon et Cédric Bessaies. D’ailleurs pour le moment, ce sont les seuls auteurs édités par la structure, ce qui place Loutre de Béryl sur un format un peu à cheval entre l’édition traditionnelle et l’auto-édition. Le principal étant la qualité du travail éditoriale qui est bien présente, en tout cas pour le Poids de la maille.

Ce qui m’a séduite dans la démarche expliquée par Lancelot c’est qu’il ne s’agit pas « seulement » de romans historiques avec de l’imaginaire dedans. Ceux-ci sont documentés, des références sont disponibles à la fin pour pousser plus loin. On retrouve une note d’intention, une analyse chapitre par chapitre des écarts historiques afin que le lectorat puisse savoir précisément à quoi se fier. Il y a donc une volonté pédagogique marquée qui, forcément, me parle beaucoup. Je n’ai pas hésité une seconde à me lancer dans cette aventure et je ne la regrette pas le moins du monde. Si cette idéologie vous parle, je vous encourage à visiter leur site Internet et consulter leur catalogue. C’est une petite structure qui publie peu de titres par an mais s’ils sont tous à la hauteur du Poids de la maille, il deviendra vite nécessaire de les surveiller avec attention.

De quoi parle ce roman ?
Il s’agit d’une réécriture de la saga de Harald Sigurdarson connu pour être « le dernier des vikings », une saga écrite à l’origine par Snorri Sturlson à la fin du 12e siècle / au début du 13e. L’histoire de Harald, quant à elle, se déroule deux siècles avant la naissance de Snorri. Le livre s’ouvre donc logiquement sur un avertissement qui rappelle que ce roman, comme celui de Snorri, ne sont pas des documents historiques à proprement parler car l’auteur scandinave s’est lui-même basé sur des rumeurs, des vieilles histoires, et a rempli les trous comme il a pu. Lancelot Sablon, de son côté, a rajouté toute une dimension imaginaire sur laquelle je vais revenir.

Mais qui est Harald Sigurdarson ?
Et bien c’est le fils bâtard d’un seigneur norvégien qui va s’illustrer au combat et voyager à travers les différents empires de l’époque pour se faire un nom. Il s’agit donc bien d’un roman avant tout guerrier. La rencontre avec Harald se déroule à l’aube de ses quinze ans tandis qu’il lève une petite armée pour soutenir son demi-frère -qui deviendra Saint Olaf- dans sa reconquête du trône de Norvège. Malheureusement, la bataille ne se déroulera pas comme prévu et Olaf y perd la vie. Harald en réchappe après s’être illustré malgré la situation et se retrouve en Suède chez d’anciens alliés, le temps de se remettre de ses graves blessures. Là-bas, il rencontre Eilif, un jeune de son âge qui a lui aussi participé à la bataille et a vu de ses yeux ce dont il était capable. De cette admiration sans borne naîtra une amitié sincère qui poussera Eilif à suivre Harald jusqu’au bout du monde.

L’ironie dans tout cela c’est que la bataille où il vit son demi-frère trépasser traumatisa Harald si bien qu’il refusa de se battre, d’embrasser cette voie guerrière que la Valkyrie (on va revenir sur ce personnage) lui prédisait. Prophétie autoréalisatrice ou non, Harald n’aura toutefois pas le choix que d’embrasser la voie des armes pour grandir et survivre. Tout au long du texte, l’auteur accorde une place de choix à la fois à l’évolution psychologique de son personnage mais aussi aux arts de la guerre, trouvant un équilibre assez maîtrisé entre les deux.

Mêler Histoire et imaginaire.
L’auteur revendique une volonté d’aller à l’encontre des stéréotypes sur l’époque et sur le peuple scandinave. Ainsi, il démonte tout un tas d’idées reçues à leur sujet et se montre transparent sur les arrangements qu’il prend avec la « réalité historique ».

De plus, il fournit un lexique en début de roman qui explique les différents termes norrois utilisés dans le texte, lexique qu’on retrouve également sur le marque page de l’ouvrage, ce qui est très pratique à consulter durant la lecture. On peut également consulter une carte qui montre l’ampleur des voyages effectués par Harald, une chronologie des monarchies successives au sein du roman et un petit précis de prononciation pour savoir comment lire les lettres que nous, francophones, ne connaissons pas. Le lecteur est donc bien accompagné pour sa découverte de l’épopée, sans pour autant crouler sur une tonne d’informations car ces différents éléments se répartissent sur quatre ou cinq pages maximum.

La démarche historique est bien présente. Qu’en est-il de l’aspect imaginaire ?

Lancelot Sablon rajoute, comme je l’ai dit, une dimension mythologique et par extension surnaturelle à son récit par la présence de la déesse Hildr, une Valkyrie fascinée par Harald. La narration s’alterne entre les deux, Hildr a des chapitres écrits à la première personne au présent et en italique là où Harald dispose d’une narration plus conventionnelle. Cette période de l’Histoire marque l’avènement du christianisme dans le Nord et donc la chute des dieux anciens. Hildr s’en inquiète et voit son monde se déliter petit à petit alors que les peuples humains préfèrent le Dieu Unique. Elle sent sa fin proche et se raccroche à Harald pour ne pas disparaître seule. Elle montre donc une attitude assez humaine malgré son aspect cadavérique et son statut de divinité.

Outre Hildr, d’autres divinités du panthéon nordique feront brièvement leur apparition pour se disputer Harald comme des chiens autour d’un morceau de viande saignante. L’auteur a opté pour une vision assez désacralisée des dieux qui se comportent finalement comme n’importe quel mortel à l’ego trop grand. Le surnaturel tient donc une place importante dans l’histoire de Harald, d’abord par le personnage d’Hildr puis dans les derniers chapitres suite à une rencontre qui changera le cours des choses…

La conclusion de l’ombre :
Avec le Poids de la maille, Lancelot Sablon propose une réécriture historico-fantastique de la vie de Harald Sigurdarson, personnage historique scandinave ayant vécu au 11e siècle de notre ère. Dans une démarche qui se veut historiquement fiable, l’auteur accompagne sa fiction de nombreuses sources et divers lexiques afin de crédibiliser son œuvre tout en se montrant transparent sur les éléments de fiction ajoutés par lui. L’ensemble donne une aventure guerrière rondement menée qui mélange Histoire et Imaginaire et laisse une belle place au développement psychologique des protagonistes. Une réussite enthousiasmante à découvrir d’urgence !

D’autres avis : pas encore mais j’espère que cela sera vite réparé.

Informations éditoriales :
Le poids de la maille par Lancelot Sablon. Éditeur : Loutre de Béryl. Illustration de couverture : Adrien Ramos. Prix au format papier : 17 euros. Prix au format numérique : 3.99 euros.

Les royaumes immobiles #1 la princesse sans visage – Ariel Holzl

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Ariel Holzl est un auteur que je suis depuis sa première publication chez Mnémos bien que j’ai mis du temps à me lancer, repoussée par l’accueil critique hallucinant du premier tome des Sœurs Carmines. Cherchez ma logique… Je l’ai donc connu avec sa première saga qui a su m’enchanter et hormis pour l’exception Bpocalypse, ses romans suivants avaient tous un goût de trop peu. Des idées prometteuses pas suffisamment développées, sans doute pour des contraintes de temps, de place, ce qui rejoint un peu le débat maintes fois abordés des conditions de travail des auteur·ices profesionnel·les qui doivent faire certains choix pour vivre.

Avec ce premier tome d’une nouvelle saga (normalement en deux tomes) intitulée les Royaumes Immobiles, Ariel Holzl signe un retour en grâce sur les chapeaux de roue dans un univers qui lui convient parfaitement, tout en nuances de noir.

De quoi ça parle ? 
Pour empêcher le chaos de se répandre dans les royaumes immobiles, il faut quatre monarques : un·e par saison. Depuis trop longtemps maintenant, le roi de l’automne est mort et il devient urgent de le remplacer. Les trois reines feys restantes organisent donc le Sacre. Chaque royaume peut proposer deux candidates et une septième s’invite à la fête presque malgré elle…

Ivy est la dernière descendante -batarde- du Roi Gris, le dernier à avoir porté la Couronne de l’Automne. Elle vivait recluse jusqu’à ce qu’un certain Robin Goodfellow ne vienne la tirer de sa retraite pour la propulser au cœur d’une compétition mortelle. Pour ne rien arranger, Ivy est également porteuse d’une malédiction. Elle est une Belle à Mourir, tout qui contemple son visage sombre dans la folie qui conduit au meurtre ou au suicide. Elle doit donc se cacher sous un masque pour l’éviter, ce qui lui complique beaucoup la vie.

Une réussite sur tous les plans.
Commençons d’abord par l’évidence, à savoir la couverture. Je m’y attarde généralement peu mais j’ai rarement vu une illustration représenter aussi bien une protagoniste. Le souci du détail est impressionnant et le relief sur le masque ainsi que sur le titre rend plus que bien. Très beau boulot éditorial ! Autant sur le visuel que sur l’intérieur qui reste simple mais soigné, avec du papier issu de ressources responsables. Ça commence bien !

J’ai toujours eu une faiblesse pour les feys et tout ce qui tourne autour. Pas pour rien que ma première trilogie se déroulait en Faëry… Ariel Holzl se réapproprie ce folklore en créant un univers comme il sait si bien le faire, s’attachant aux détails et aux références. Croiser Puck dés les premières pages était déjà délicieux mais découvrir les trois autres reines (dont une certaine Titania…), leurs royaumes, les coutumes et la société cruelle des feys à travers les yeux presque trop innocents d’Ivy a été un enchantement (presque du Bel Art !).

Niveau société et coutume, on reste sur du « classique » avec des royaumes dont les souveraines sont pourtant… élues, certes par leurs consœurs mais tout de même ! Ces royaumes sont alimentés par le Glimmer, une énergie magique qui viendrait de l’Ailleurs, le monde des Rêveurs (donc des humains.) Au contraire d’eux, les feys n’ont pas d’âmes et sont nés, selon certains, de ce fameux Glimmer. Sa maîtrise et sa manipulation donne naissance au Bas Art (la magie qui agit sur le concret, le physique) et le Bel Art (la magie de l’esprit, utilisée uniquement par les sidhes). S’en suit évidemment son lot de discrimination puisque les sidhes dominent toutes les autres races que l’on rattache habituellement au « petit peuple ». On apprend au fur et à mesure que tout le monde ne se satisfait pas de son sort… Et on rappelle que l’Histoire est écrite par les vainqueurs.

Avec une maîtrise que je ne lui avais plus vu depuis les Sœurs Carmines, l’auteur distille petit à petit les éléments de son univers en trompant son lectorat et le manipulant à loisir pour l’envoyer sur de fausses pistes, ménageant efficacement son suspens jusqu’à la toute dernière phrase. Les chapitres courts, dynamiques et haletants laissent la part belle à des descriptions efficaces sans pour autant occulter l’héroïne. La narration à la troisième personne au présent inscrit dans le récit un effet d’immédiateté accrocheur qui empêche de reposer l’ouvrage une fois celui-ci ouvert. Car même si Ivy paraît bien fade en comparaison de ceux qui l’entourent (un peu comme une Merryvère, deviendra-t-elle une Tristabelle ?) la prétendante au trône évolue de manière cohérente et intéressante. Aucun élément n’est laissé sur le bas côté, que ce soit son enfance livrée à elle-même ou cette terrible malédiction qui lui refuse toute intimité tant le risque est grand, des secrets familiaux qui se révèlent petit à petit ou des actes qu’elle est amenée à commettre malgré le dégoût qu’ils lui inspirent, Ivy s’impose toute en nuances et rappelle que l’enfer est pavé de bonnes intentions…

De plus, suivre Ivy permet de découvrir l’univers de manière naturelle au sein de la fiction puisqu’elle a vécu recluse pendant la majeure partie de sa vie. Elle connait certains éléments de son monde grâce à sa bibliothèque mais il en manque une large partie, à laquelle elle se confronte à mesure que les épreuves avancent. L’idée est classique et fonctionne.

Si Ivy est la protagoniste principale, la galerie de personnages imaginée par Ariel Holzl est tout simplement saisissante et haute en couleur. Sa réinterprétation de Puck mérite le qualificatif de savoureux et tous les protagonistes croisés par Ivy disposent d’une véritable personnalité, d’une consistance solide et souvent terrible. Mention spéciale à la princesse Séline… Un exemple parmi d’autres du talent de l’auteur pour créer des protagonistes frissonnants. En cela, il exploite merveilleusement l’absence d’humanité de ses personnages, proposant des monstres au visage parfois -mais rarement- sympathique. Notez que par moment, il faudra s’accrocher pour goûter à la cruauté des feys qui chavirera probablement les cœurs sensibles.

Le mien va très bien, rassurez-vous. J’en redemande !

La conclusion de l’ombre :
Ariel Holzl place la barre (très) haut avec le premier tome de cette nouvelle duologie publiée chez Slalom. Il invite son lectorat à le suivre au royaume des Feys où il se réapproprie cette mythologie à sa sauce saupoudrée d’une bien délicieuse cruauté. On retrouve l’auteur au sommet de son art après plusieurs sorties plus faibles en terme d’exploitation d’univers et cela me réjouit. Ma seule frustration vient du fait que l’attente d’un an me paraîtra une éternité ! Mais ça ne rendra le tome 2 que meilleur, j’en suis persuadée.

Mes autres chroniques des œuvres de l’auteur : Les Sœurs Carmines (123), Fingus Mallister (12) Bpocalypse, Les Lames Vives, Temps morts.

D’autres avis : pas encore mais cela ne devrait plus tarder.

Informations éditoriales :
Les royaumes immobiles, tome 1 : la princesse sans visage par Ariel Holzl. Éditeur : Slalom. Illustration de couverture : Germain Barthélémy. Prix : 16.95 euros.

Le privilège de l’épée – Ellen Kushner

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Il y a des romans qui ne peuvent décemment rester longtemps dans une PàL. Le Privilège de l’épée est de ceux-là et ce, pour de multiples raisons. Déjà, j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer l’autrice lors des Imaginales 2022 et elle m’a laissée une très forte impression (plus que positive). Ensuite, j’avais déjà lu À la pointe de l’épée, également publié chez ActuSF, et ç’avait été un énorme coup de cœur. Même plusieurs années après, je gardais un excellent souvenir de mon incursion dans cette fantasy de mœurs aux personnages si particuliers.

Pouvoir retourner à Bords-d’Eaux ? J’en rêvais !
Et tout s’est encore mieux déroulé qu’espéré.

Quelques mots sur le contexte.
Si vous n’avez pas lu ma chronique du roman précédent de l’autrice, je vais vous résumer en quelques mots l’univers dans lequel évoluent les personnages. Il s’agit d’une société inspirée par l’Ancien Régime français où la fracture sociale est bien réelle. On y retrouve une mentalité très patriarcale et la seule différence notable avec notre propre passé historique est la figure du duelliste. Pour régler un conflit au sein de la noblesse, il est courant d’en appeler à des escrimeurs professionnels qui se battent au premier sang ou à mort, en fonction de l’arrangement préalable entre les deux parties. C’est cette profession qu’on découvre en profondeur dans À la pointe de l’épée, via le personnage de Saint-Vière et c’est ce que le Duc espère faire de Katherine.

On parle de fantasy parce que l’univers est inventé et qu’on ne trouve pas trace de nos personnages historiques. Toutefois, il n’y a aucune trace de magie ou d’un quelconque bestiaire, ni même de légendes extraordinaires. D’où le terme fantasy de mœurs (avancé par Jérôme Vincent à l’époque). Il me semble important de le souligner car je sais que cela ne plait pas à tout le monde. Personnellement, j’adore et je suis conquise.

Quelques mots sur les personnages.
Cette fois-ci, nous suivons principalement Katherine, nièce du Duc Fou de Trémontaine, personnage central (avec Richard Saint-Vière) d’À la pointe de l’épée. Rassurez-vous, nul besoin d’avoir lu les deux mais je le recommande évidemment vu la qualité de l’ouvrage précédent. Katherine, donc, est une jeune fille de quinze ans qui vit avec sa mère et ses frères à la campagne. On apprend rapidement que cette branche de la famille est en conflit depuis des années avec le fameux Duc car celui-ci propose de solder les comptes en échange… de Katherine. Non pas avec des intentions dépravées, simplement il veut que sa nièce se rende à la ville, à ses côtés, et qu’elle apprenne l’art de l’épée.

Au début du roman, Katherine est une jeune fille sérieuse, bien éduquée, innocente dans de nombreux domaines et qui rêve de la ville afin de se rendre à des bals, de se créer des relations, bref comme n’importe quelle personne d’une quinzaine d’années dans un tel contexte. Très vite, elle tombe de haut en se rendant compte qu’elle aura interdiction de porter des robes pour les six prochains mois et qu’elle devra pratiquer l’escrime quotidiennement, auprès de différents maîtres.

Si on suit principalement son évolution au sein de chapitres rédigés à la première personne, Katherine n’est pas le seul personnage sur lequel se focalise la narration. L’autrice propose également des incursions dans l’esprit du Duc Fou (pour mon plus grand bonheur car je gardais une tendresse infinie pour ce personnage depuis À la pointe de l’épée et ce malgré (ou à cause ?) de son côté malsain) mais également d’Artemisia Fitz-Lévy, une jeune femme du même âge que Katherine qui va croiser sa route. Artemisia est une mondaine très superficielle qui cherche le meilleur parti possible afin de se marier. Elle pense l’avoir trouvé en la personne de Lord Ferris, ennemi de Trémontaine, et tombera malheureusement de haut. En plus d’elle, il nous arrivera de suivre son cousin Lucius ou encore une célèbre actrice de théâtre, la Rose Noire. Leurs chapitres tiennent de l’anecdotique au milieu des autres toutefois les deux revêtent une importance certaine au sein de l’intrigue.

Quelques mots sur les thématiques.
Lorsque j’évoquais À la pointe de l’épée, je m’émerveillais de la façon dont Ellen Kushner s’engageait pour la cause LGBTQIA+ en proposant un petit monde où personne ne s’inquiétait que deux hommes s’aiment. Ce n’était pas plus anormal qu’un couple hétérosexuel. Dans Le privilège de l’épée, l’autrice aborde cette fois la question du rôle de la femme par rapport à l’homme et il s’avère que la femme ne dispose pas de beaucoup de droits… Elle n’en a même aucun ou presque. Et toute l’intrigue du roman va s’atteler à le montrer en soulignant des comportements inqualifiables qui sont la norme non seulement pour la majorité des personnages masculins mais aussi pour les féminins.

La première approche a lieu via le personnage même de Katherine qui arrive en ville avec ses conceptions campagnardes de ce que doit être une femme et des objectifs à atteindre en tant que telle. Je l’ai d’ailleurs trouvée assez agaçante au départ à se soucier de son apparence et à geindre vis à vis de son entrainement. Très vite, pourtant, sa personnalité s’affine à mesure que diverses situations se présentent à elle.

Mais c’est surtout via le personnage d’Artemisia que le combat féministe prend tout son sens. Fiancée à Lord Ferris, elle insiste auprès de lui pour l’accompagner à une réception grivoise et secrète où la bonne société ne doit normalement pas être vue. Une fois sur place, son fiancé montre son vrai visage et consomme leur union de manière physique avant même les noces, en se passant de son consentement. En clair, il la viole. En l’apprenant, Katherine va mettre son épée au service de son amie mais c’est bien la seule à s’inquiéter de ses sentiments… Ses parents, pourtant au courant, ne pensent qu’à maintenir la noce et minimisent le traumatisme subi. Les propos tenus sont d’une rare violence et on comprend à plus d’une reprise que la femme n’est qu’un objet de luxe quand la jeune fille est qualifiée de « gâtée » puisque plus vierge…

Ainsi l’un des enjeux du roman sera de venger cet honneur bafoué mais pas uniquement. De manière subtile, les intrigues s’entremêlent pour dresser différents portraits de personnages féminins de diverses puissances, de diverses intelligences aussi. Un peu comme Teresa Grey, une artiste (qui peint de la poterie et écrit des pièces de théâtre) mariée à un noble ivrogne qu’elle décide de fuir et qui subit la honte sociale alors qu’elle n’a fait que se protéger ainsi que le harcèlement de sa belle-famille qui veut absolument un héritier… ou encore Flavia, surnommée la Laideronne à cause de son physique disgracieux, qui dispose pourtant d’une redoutable intelligence dans le domaine des mathématiques et est protégée par le Duc. C’est également la première à être attaquée et moquée lorsque qu’une personne sans honneur décide de s’en prendre à Trémontaine, et la première à devoir se retirer pour se protéger.

C’est donc un roman de cape et d’épées qui se veut féministe et déculpabilisant envers les femmes. J’apprécie beaucoup le message que fait passer le chapitre final où Katherine montre qu’on peut allier les attributs féminins (robe, etc) à ceux de l’épée, qu’on peut être une femme, ressembler à une femme, se comporter comme une femme et avoir tous les droits sur sa propre liberté. C’est cela qui est sublimement représenté sur la couverture, qui prend une toute autre dimension une fois l’ouvrage refermé.

Et outre ces thématiques importantes, on retrouve un roman dans le roman qui montre l’influence (positive) que peut avoir la littérature sur les (jeunes) esprits, une pièce de théâtre, des duels à l’épée et qui pose aussi la question de savoir ce qu’est la folie, finalement. Rappelant qu’on est fou face à une norme… Et que les plus grands penseurs, les personnalités les plus libres, sont souvent décriées parce qu’incomprises.

La conclusion de l’ombre : 
Le privilège de l’épée est un bijou à l’égal d’À la pointe de l’épée. Ellen Kushner retourne dans les Bords-d’Eaux pour proposer une fantasy de mœurs qui se penche cette fois sur la condition féminine. À travers le personnage de Katherine (héroïne principale) et d’autres figures aussi fortes qu’originales, l’autrice propose une intrigue haletante qui met en avant le meilleur de ce que le cape et d’épée a à offrir. C’est un coup de cœur pour moi et je me réjouis de lire d’autres textes de cette grande dame de l’imaginaire.

D’autres avis : Au pays des cave trollsSometimes a book – vous ?

Informations éditoriales :
Le privilège de l’épée par Ellen Kushner. Éditeur : ActuSF. Traduction : Patrick Marcel. Illustration de couverture : Zariel. Prix : 22.90 euros.

Olangar, une cité en flammes – Clément Bouhélier

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Ces derniers temps sur Twitter, on parle beaucoup de fantasy. Que ce soit à travers les résultats de l’observatoire de l’imaginaire ou à cause de ce nouveau podcast qui, pour ne pas changer, se concentre surtout sur les auteurs anglosaxons dont on parle depuis déjà plusieurs décennies. À croire qu’il n’y a aucune nouvelle voix valable dans ce genre littéraire… Ce serait oublier que les plumes francophones ont aussi du talent ! Et si vous avez besoin d’une preuve, je vous recommande de vous tourner vers les ouvrages de Clément Bouhélier.

C’est en 2019 que j’ai lu pour la première fois la plume de cet auteur avec Bans et Barricades, un tome coupé en deux parties, publiées chez Critic et qui devait normalement se suffire à lui-même. Le succès de l’ouvrage en a décidé autrement comme l’auteur l’explique dans les remerciements de ce volume. Les retours des lecteur·ices, les encouragements de sa maison d’édition ainsi que l’évidence : certains personnages avaient encore des choses à régler. Ainsi vint Une cité en flammes. Un dernier tome conclut (définitivement ?) cette saga, que je compte lire bientôt.

De quoi ça parle ?
Cinq années après les évènements détaillés dans Bans et Barricades, une nouvelle menace pèse sur Olangar. Les elfes sont sur le point d’entrer en guerre contre le royaume qu’ils accusent de la pollution de leur fleuve. Deux nains, Kalin et Nockis, sont envoyés dans une ville toute proche pour enquêter. Pendant ce temps, Evyna d’Enguerrand fait face à un attentat et est décidée à trouver les coupables… Tout serait-il lié ?

Une écriture précise et détaillée.
Clément Bouhélier met son écriture au service de son vaste univers. Il prend le temps de détailler tout ce qui se passe, au niveau du décor, des pensées des personnages, des liens à créer entre les différents éléments, accompagnant ainsi son lectorat pas à pas dans la compréhension de l’intrigue. C’est quelque chose qui me dérange en règle générale car cela me donne le sentiment que l’auteur essaie de penser à ma place, d’imaginer pour moi, de me dicter mon propre point de vue. Pourtant, pour une fois, je n’ai eu aucun problème à lâcher prise et à être spectatrice de ma lecture. Je me suis laissée porter par cette plume précise sans être lourde ou redondante. Au contraire, elle est soignée, chaque mot parait réfléchi.

Un univers original et des thématiques nécessaires.
Cette plume se met au service d’un univers de fantasy qui sort du lot. J’en avais déjà parlé précédemment mais on a tendance à associer la fantasy à un cadre moyenâgeux et il est vrai que beaucoup de ces récits y prennent place. Clément Bouhélier choisit de placer des races issues du bestiaire classique du genre (elfes, nains, orcs) dans un cadre de révolution industrielle, une révolution qui continue son bonhomme de chemin avec les ravages sociaux et environnementaux que l’on connait.

Ce tome-ci se concentre d’ailleurs sur ces deux questions. D’un côté, on voit que quelqu’un empoisonne volontairement le fleuve elfique afin de provoquer une guerre mais on apprend aussi que les lieux supposés exister pour traiter les déchets de l’industrie n’existent pas. Ces considérations agissent malheureusement en miroir de notre propre société. De plus, la volonté de relance économique et de création d’emploi par la Chancellerie pousse celle-ci à accepter la création de zones économiques particulières qui ne sont pas soumises à l’autorité des syndicats, ce qui donne évidemment lieu à des dérives dans les conditions de travail. L’auteur est quelqu’un d’engagé et cela traverse tout son roman sur encore d’autres questions d’actualité comme la corruption des classes dirigeantes ou l’importance du contrôle des communications au sein d’un état / d’un pays. Cet engagement se ressent au point que, parfois, les antagonistes manquent de nuance. D’un autre côté, ils en manquent parfois aussi dans notre réalité…

Au final, les ingrédients d’une Cité en flammes sont identiques à ceux de Bans et Barricades. Ils fonctionnent toujours aussi bien ensemble et on y retrouve le même petit défaut que je soulevais déjà à l’époque, à savoir que certaines scènes sacrifient la cohérence pour le grand spectacle. Je pense notamment à ce qui se déroule dans le dirigeable… C’est un peu dommage vu l’intelligence de l’intrigue proposée et l’implacabilité de celle-ci. Personne n’est à l’abri… Ou presque ? J’ai aussi regretté la relation entre Keiv et Evyna qui me parait artificielle mais c’est purement personnel et ça n’entache en rien l’intérêt du récit.

La conclusion de l’ombre :
Avec Une cité en flammes, Clément Bouhélier reste dans la lignée qualitative de Bans et Barricades, reprenant l’intrigue cinq ans après les évènements narrés dedans. Son univers de fantasy original qui s’inscrit dans une révolution industrielle reste une grande force et un terrain de jeu idéal pour parler de politique sociale, de guerre et d’écologie. Ses romans sont des pavés qu’on savoure sans aucune modération. À lire !

Merci à Phooka et Dup pour ce gain du prix Bookenstock ainsi qu’à Critic pour l’envoi.

Mes autres chroniques sur les œuvres de cet auteur : Bans et Barricades 1Bans et Barricades 2.

D’autres avis : Le nocher des livresLe bibliocosmeBookenstockLe culte d’ApophisAu pays des cave trolls – vous ?

Informations éditoriales :
Olangar, une cité en flamme par Clément Bouhélier. Illustration de couverture : Sébastien Morice. Éditeur : Critic. Prix : 24 euros.

Nouvelles du front (anthologie)

9782379100956
Chaque année (du moins quand il n’y a aucune pandémie mondiale) Livr’S lance un appel à un texte pour un recueil de nouvelles dont la thématique change à chaque fois. Celui qui nous occupe aurait du paraître il y a un an mais la situation épidémiologique étant ce qu’elle était et les salons s’annulant en chaine, la maison d’édition a préféré attendre 2022 pour sortir son anthologie sur le thème de… la guerre.

Bon.
On ne peut pas tout prévoir, hein.

Cette anthologie sortira officiellement le 1er juin mais est actuellement en précommande jusqu’au 30 avril sur le site Internet de Livr’S. Elle contient en tout neuf nouvelles pour dix auteur·ices, l’un des textes étant écrit à quatre mains. Elle est marrainée par l’autrice française Silène Edgar.

Comme d’habitude, je me propose de revenir sur chaque texte à l’exception du dernier, puisqu’il s’agit du mien.

Dans le noir – Silène Edgar :
C’est la marraine qui ouvre le bal avec une nouvelle rédigée sous forme d’une scène théâtrale. On y voit un soldat qui pose le pied sur une mine et sait qu’une fois qu’il va le retirer, il mourra dans une explosion. C’est l’occasion pour lui de quelques échanges avec des personnes issues de son passé ou de son futur hypothétique.

Mon explication ne rend pas justice à la force narrative de ce texte. En quelques pages, Silène Edgar dévoile tout son talent dans un texte frappant et efficace qui donne envie de découvrir son œuvre. C’est mon premier contact avec sa plume et ça ne sera pas le dernier ! Évidemment, il faut aimer le style et la narration du théâtre mais, vous le savez, c’est largement mon cas si bien que cette nouvelle est peut-être ma préférée d’entre toutes.

Dans la montagne – Aurélie Genêt :
Cette nouvelle se déroule au 17e siècle, durant une guerre en Alsace. Elle est racontée du point de vue d’une prostituée qui suit l’armée pour essayer de survivre avec quelques passes. Celle-ci se lie avec un homme qui promet de l’épouser une fois la guerre terminée. L’autrice choisit de mettre en scène une femme qui, petit à petit, découvre la face sombre non seulement de son bien-aimé mais aussi du conflit.

Aurélie Genêt s’inspire de faits historiques réels et y rajoute une touche de surnaturel qui permet en prime d’insister sur l’importance de témoigner par écrit, de laisser une trace pour dénoncer les réalités de la guerre. Cette thématique reviendra plus d’une fois dans le recueil.

Dans la montagne est une nouvelle qui touche forcément de par son personnage désenchanté mais aussi les thèmes qu’elle aborde. Pour moi, il s’agit d’une réussite.

Sarajevo, New-York, Kisangani – Gauthier Guillemin :
L’histoire commence en Yougoslavie, pendant le conflit d’indépendance. La mercenaire indienne Ajapali est engagée par le gouvernement français pour sauver Lou Duruy, journaliste de guerre, prisonnier sur place. La narration suit Lou tout du long et l’intrigue s’étale sur plusieurs années car cette expérience va le marquer et lui donner envie de changer les choses.

J’avais lu le premier jet de cette nouvelle et on peut dire que l’auteur l’a bien retravaillé même si je l’ai trouvée un peu longuette avec beaucoup de blabla philosophique au sujet de la guerre. De plus, la fin est assez abrupte, il m’a manqué un petit quelque chose. Toutefois, l’ensemble se tient et le message sur les conflits est intéressant. Sans compter que l’auteur aborde des évènements récents de la fin du 20e siècle et début du 21e, période étrangement peu connue dans le détail par la plupart des gens…

La muraille des morts – Katia Goriatchkine :
Brian Addison est journaliste au Seattle Herald et se rend dans le Nevada pour interviewer le lieutenant Dole Fernsby, qui commandait au Vietnam une unité spéciale et qui a été récemment mis à la retraite forcée. C’est l’occasion d’entendre le témoignage glaçant d’un homme qui passe de héros à criminel de guerre… L’autrice rajoute une pointe de surnaturel sans pour autant dévoiler si elle est réelle ou non, respectant ainsi scrupuleusement le code premier du genre fantastique.

L’idée est intéressante mais comme souvent dans ce type de narration, la discussion parait artificielle car personne ne raconte avec autant de détails ni en romançant autant, pas même le plus doué des narrateurs et vu le profil de Fernsby, ce n’est pas son cas. Toutefois, ressentir l’horreur de Brian à mesure qu’il prend conscience des exactions non seulement du gouvernement américain mais aussi de cet homme qu’on présentait comme un héros est palpable. Les émotions transmises par l’autrice sont présentes et la fin offre une réflexion intéressante sur la façon dont est construite l’information journalistique.

Le sang des Ianfu – A. D. Martel :
Na-Ri est prisonnière au sein d’une maison de réconfort, en 1943. Coréenne d’origine, elle sert de jouet sexuel aux soldats japonais comme de nombreuses autres jeunes filles, ce afin d’éviter que des civiles soient violées, pour des questions d’apparence. La nouvelle est écrite à la première personne et est vraiment terrible à lire. Elle retourne l’estomac. Les TW au début de l’ouvrage ne seront pas de trop pour supporter le contenu… D’autant qu’il n’a rien d’imaginaire là-dedans !

En effet, même si l’histoire est romancée et qu’un élément surnaturel vient se mêler à l’histoire, l’autrice choisit d’exploiter un fait historique tombé dans l’oubli, à l’instar d’un certain Ken Liu dans l’Homme qui mit fin à l’histoire. Le parallèle est d’autant plus pertinent que cela concerne la même période, la même guerre et le même pays : le Japon. De quoi remettre pas mal de choses en perspective ! Une note de l’autrice, à la fin, donne tous les renseignements utiles pour en savoir plus et rajoute un effet glaçant à l’ensemble.

C’est sans doute la nouvelle la plus marquante à mes yeux et la plus renversante.

Le dernier effort – Keryan et Pascal-Marc Biguet :
Il s’agit d’une nouvelle de science-fiction (au sens large du terme) dans laquelle on suit le parcours d’un chef d’unité en train de reconquérir une ville sur une planète rebelle à l’Empire appelée Prima. C’est sans doute celle dans laquelle je me suis la moins investie émotionnellement parce que si elle n’est pas mal écrite, elle ne recèle rien d’original sur le fond comme sur la forme et son personnage n’est rien de plus qu’un archétype avec les réflexions d’un archétype… C’est le genre d’histoire et de scènes déjà vues des centaines de fois… Du moins jusqu’à la toute dernière phrase qui lui offre une perspective totalement différente ! C’était plutôt bien joué, dommage que ça ait été si long pour en arriver là.

Les champs de Bellone – Barbara Cordier :
Cette nouvelle m’a parue un peu brouillonne et confuse quoi que pleine de bonnes idées. On y suit deux personnages en narration croisée durant la première guerre mondiale. D’un côté, Aurélienne qui travaille dans un couvent et soigne des blessés du front. Elle recueille Polly, une mystérieuse jeune fille qui semble douée pour la chirurgie… De l’autre, il y a André, un jeune homme envoyé sur le front malgré son amour des études littéraires. Leurs destins vont se croiser dans l’hôpital des sœurs Ajoutez à cela une dose de divinités antiques et vous aurez un texte plein de potentiel hélas sous exploité.

Pourquoi ? Simplement parce qu’on s’y retrouve mal dans les changements de perspective et l’évolution des personnages, surtout en ce qui concerne Aurélienne. La fin manque de clarté, ce qui est peut-être un choix pour laisser le·a lecteur·ice se faire sa propre idée mais cela n’a malheureusement pas fonctionné sur moi. Dommage, ça partait bien !

Chungmu-Gong – Lancelot Sablon :
Cette nouvelle raconte un épisode d’une guerre entre la Corée et le Japon dans le courant du 16e siècle. Il s’agit d’un fait historique auquel l’auteur a rajouté un élément surnaturel. Une note d’intention est présente à la fin où Lancelot Sablon explique ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans son récit.

Le texte raconte comment le général Yi Sun-Sin est parvenu à défaire l’envahisseur japonais presque à lui tout seul et le met en scène comme un héros plein d’abnégation, prêt à se sacrifier pour son pays malgré les horreurs subies à cause du dirigeant en place. L’élément surnaturel tient en Yongwang, un démon des eaux qui lui prêtera main forte et avec qui il nouera une amitié.

J’ai beaucoup aimé ce texte aux saveurs asiatiques. On y retrouve les valeurs d’honneur et de respect qui ont un très grand rôle puisque c’est ce qui permettra à Yi Sun-Sin de s’illustrer mais aussi d’épargner la bonne vie au bon moment. L’auteur maîtrise sa narration et parvient en quelques pages à brosser un paysage d’une grande richesse avec des enjeux pour lesquels on se sent directement concernés. Une réussite !

Choisir la forêt – M. d’Ombremont : 
Dernier texte de l’anthologie sur lequel je vais m’abstenir de donner un avis puisqu’il s’agit du mien. Si vous avez envie d’en apprendre plus à son sujet, je vous invite à lire mon billet qui explique sa genèse. Quant au contenu, c’est l’histoire d’un elfe qu’on suit avant et pendant une bataille décisive pour son peuple…

La conclusion de l’ombre :
Aborder le thème de la guerre en ces temps troublés n’est pas évident et ne séduira pas tout le monde. Pourtant, les textes sélectionnés par Livr’S possèdent de véritables qualités et ont l’avantage d’offrir une grande diversité de temps, de lieux et de concepts. Différents degrés de fantastique se disputent la primauté, on y trouve même un texte de science-fiction et un autre de fantasy, avec des points de vue originaux et des idées auxquelles on ne s’attendrait pas forcément. J’adore voir comment les auteur·ices traitent différemment un même thème et j’ai été servie ici ! Aucun texte ne ressemble à un autre. Du coup, il est évident que certains seront préférés à d’autres, en fonction des goûts. On pourrait me juger de parti-pris mais d’année en année, je trouve que les anthologies Livr’S gagnent en qualité et en professionnalisme. Je suis vraiment ravie de m’y retrouver en compagnie d’auteur·ices aussi talentueux·euses.

D’autres avis : pas encore mais bientôt j’espère !

Informations éditoriales :
Nouvelles du front (anthologie) par A.D. Martel, Aurélie Genêt, Barbara Cordier, Gauthier Guillemin, Katia Goriatchkine, Keryan Biguet, Lancelot Sablon, M. d’Ombremont, Pascal-Marc Biguet, Silène Edgar. Illustration de couverture : Geoffrey Claustriaux. Éditeur : Livr’S. Prix : 18 euros.