À moins de vivre dans une grotte depuis le mois d’avril, il est très probable que vous ayez entendu parler de Blackwater ou a minima, admiré les magnifiques couvertures de Pedro Oyarbide dans votre librairie. Moi-même je n’étais pas passée à côté mais je ne m’étais pas lancée dans la lecture, peu inspirée par le résumé du premier tome. Pourtant, à la toute fin du mois de juillet, au détour d’un rayon littérature, en les voyant pour la énième fois, je me suis dit : pourquoi pas.
Pourquoi pas, en effet, laisser sa chance à cette saga que tant de gens semblent apprécier ? Surtout à un prix aussi modique : 8,40 euros le tome pour un format poche de toute beauté qui plus est. Par prudence, j’ai acheté uniquement le tome 1 et ça a failli se terminer en drame car les tomes 4 et 6 connaissent actuellement une rupture de stock chez le diffuseur. Par chance pour moi, j’ai pu me procurer les six volumes en comptant sur le stock de plusieurs librairies et donc enchaîner pendant presque dix jours la lecture de cette saga familiale si passionnante. C’est simple, je n’ai rien lu d’autre pendant ce laps de temps et je n’avais de toute façon rien envie de lire d’autre.
Cette chronique portera donc sur les six volumes et parlera de la saga dans sa globalité, avec ses qualités et ses défauts car même si j’ai été très enthousiaste par ma lecture, je ne peux pas nier par exemple que le tome 6 est plus faible que le reste (hormis pour la fin que j’ai personnellement bien aimé même si elle semble diviser).
De quoi ça parle ?
L’histoire commence en 1919 alors que les flots submergent la petite ville de Perdido, au nord de l’Alabama. Le lendemain de la crue, Oscar Caskey, fils aîné de la famille Caskey qui sont de grands propriétaires terriens, secourt Elinor Dammert qui a tout perdu dans le drame. L’arrivée de cette inconnue ne plait pas du tout à la terrible Mary-Love Caskey, matriarche de la famille, déterminée à ce que personne ne remette en cause sa position.
Une saga familiale sur plusieurs décennies…
Blackwater est avant toute chose une histoire de famille, celle des Caskey, que l’on voit évoluer en parallèle du monde que nous connaissons et ce jusqu’à l’année 1969 où le tome 6 se termine. C’est donc cinquante ans que nous parcourons avec les Caskey et plusieurs générations que nous regardons naître autant que mourir. La narration et les évènements se concentrent principalement sur eux, sur leurs choix de vie, leurs amours, leurs rancœurs, brossant un portrait solide et parfois sordide de cette Amérique rurale. Pour se lancer dans la lecture, mieux vaut apprécier ce type d’histoire et ne pas s’attendre à quelque chose d’épique ou de grande envergure. J’ai conscience que cela ne plaira pas à tout le monde et surtout, que ce type de récit n’est pas exactement dans les habitudes de la plupart des gens qui lisent de la SFFF au 21e siècle, déjà pour le fond mais aussi par la forme. La manière dont on écrit un roman feuilleton n’est pas la même qu’un roman tout court, les scènes sont plus directes, comme des instantanés. On pense avant tout à l’efficacité, si bien que certain·es risquent de trouver certains points trop abrupts ou sortis de nulle part.
Si cela peut aider, sachez que la plupart des personnages dépeints sont des femmes qui possèdent du pouvoir. En fait, j’ai vu le qualificatif de « saga matriarcale » pour Blackwater avec lequel je ne peux qu’être d’accord. Les hommes ne sont pas absents du tableau mais plus on avance dans le temps et plus Michael McDowell donne vie à des personnages féminins qui s’émancipent et se construisent par elles-mêmes, pour elles-mêmes, avec une modernité plutôt surprenante pour l’époque. Certes, ces personnages n’inspirent pas toujours beaucoup de sympathie quand les sentiments à leur égard ne se modifient pas brutalement d’une scène à l’autre. Le fait est qu’elles inspirent quelque chose, elles ne laissent pas indifférentes, à aucun moment et si au début on pourrait être tenté de n’y voir que des stéréotypes, ce serait une erreur car oui, elles possèdent toutes un rôle bien défini, elles campent toutes un personnage-type pourrait-on dire, mais ça ne les empêche pas d’être vivantes, crédibles et de susciter de fortes émotions. L’un n’exclut pas l’autre. Pour ma part, je n’appréciais pas Elinor au début et il a fallu attendre plusieurs tomes pour que cela change. Sister m’inspirait de la pitié puis m’a carrément mise hors de moi. J’avais envie de gifler Queenie très fort puis j’en suis venue petit à petit à l’apprécier, comme le reste de la famille. Celle que je retiendrais le plus, pourtant, c’est Miriam qui est, à mon sens, le personnage le plus riche et le plus nuancé de la saga.
… avec une touche de surnaturel.
On comprend vite au fil des pages qu’il n’y a pas que ces relations qui importent. Les six tomes sont parsemés d’éléments surnaturels amenés d’abord par l’entremise du personnage d’Elinor, une jeune femme littéralement sortie de nulle part et qui dégage tout de suite une aura mystérieuse. À mesure que les tomes avancent, le surnaturel prend une place de plus en plus importante en tombant parfois dans des scènes carrément horrifiques, décrites très crûment sans pour autant devenir inutilement voyeuristes. J’ai apprécié ces petites touches de cruauté qui ressortent aussi bien au milieu des tracas familiaux et financiers.
Si tout cela fonctionne, c’est principalement grâce au style de Michael McDowell, traduit en français par Yoko Lacour et Hélène Charrier. N’ayant pas lu la version anglaise, il m’est difficile de comparer ou de porter un jugement qualitatif sur leur travail, toutefois j’ai été séduite par l’efficacité de la narration et la façon qu’a l’auteur, en quelques lignes, de dépeindre un personnage, une situation, les émotions que cela lui inspire, sans se perdre dans des longueurs inutiles. Je n’ai pas été étonnée d’apprendre que ç’avait été publié comme un feuilleton à l’époque car on le ressent très bien dans le rythme du récit.
Une aventure éditoriale osée.
On ne peut pas évoquer Blackwater sans parler de la façon si particulière dont Monsieur Toussaint Louverture a choisi de publier cette série. Originellement, Michael McDowell a publié un tome par mois entre janvier et juin 1983. Ici, l’éditeur français a décidé de publier un tome toutes les deux semaines entre les mois d’avril et juin 2022. Dans notre paysage éditorial, ça tient presque de la folie vu l’investissement colossal que cela implique, sur un plan financier comme logistique. Pourtant, le succès semble au rendez-vous puisque deux tomes sont actuellement en rupture et qu’absolument tout le monde en parle ou sait de quoi on parle quand on dit « Blackwater« .
Pour ne rien gâcher, l’édition proposée est vraiment soignée que ce soit par les majestueuses couvertures avec des dorures, le format aguicheur ou tout simplement un travail intérieur soigné. Sans compter les mentions éditoriales qui pensent à évoquer absolument toute personne impliquée dans le processus ainsi que d’expliquer les moyens par lesquels les livres ont été fabriqués, détails techniques à l’appui. Petit bonus, le mot « merci » au-dessus du code barre, adressé je suppose au lecteur et même si c’est un détail, j’y ai été sensible.
C’était, je pense, la première fois que je lisais un livre de cette maison d’édition mais ça ne sera certainement pas la dernière.
La conclusion de l’ombre :
Depuis quelques mois, je souffre d’un désintérêt régulier pour mes lectures. J’ai souvent l’impression que rien ne me passionne, ne me parle, ne me plait, à quelques exceptions qui heureusement entretiennent ma curiosité littéraire. Pourtant, pendant dix jours, j’ai été passionnée par Blackwater et ça m’a fait beaucoup de bien. C’est aussi la première fois de ma vie que je peux (et que je VEUX) enchaîner tous les tomes d’une saga à la suite pour en profiter pleinement. Je suis ravie par l’expérience et j’espère que vous serez nombreux·ses à oser vous lancer. Blackwater a beaucoup à offrir, surtout si vous aimez les sagas familiales qui sortent du lot, avec des personnages féminins marquants, un fond historique américain plutôt intéressant et surtout, un style d’écriture diablement efficace digne des plus grands feuilletonistes d’antan. Le tout sur du format poche à petit prix (8,40 euros) et à un nombre très raisonnable de page (entre 250 et 260 par tome).
D’autres avis : Le nocher des livres – Sometimes a book – Dragon galactique – L’ours inculte – Lorkhan – Gromovar – Feygirl – Au pays des cave trolls – vous ?
S4F3 : -> 11e lecture.
Informations éditoriales :
Blackwater, série en 6 volumes écrite par l’auteur Michael McDowell. Éditeur: Monsieur Toussaint Louverture. Traduction de l’anglais (États-Unis) par Yoko Lacour avec la participation de Hélène Charrier. Illustration de couverture par Pedro Oyarbide. Prix par volume : 8,40 euros.